.VI.
Appartements du capitaine
Merlin Athrawes,
palais archiépiscopal et palais du roi Cayleb II
Tellesberg
Royaume de Charis
« 12 juin de l’an de grâce 143
Enclave de Tellesberg
Sanctuaire
À qui lira ce journal, mes hommages au nom du vrai Dieu. Je m’appelle Jeremiah Knowles, et je suis un “Adam”. J’ai ouvert pour la première fois les yeux au matin de la création. Mon esprit et mon âme étaient renouvelés, aussi limpides et aussi purs que le monde autour de moi. J’ai admiré l’œuvre des archanges et du Seigneur, et mon cœur s’est empli de joie et de vénération.
Comme les autres Adam et Ève, j’ai rencontré les archanges. J’ai vu le bienheureux Langhorne et sainte Bédard. J’ai aussi connu Shan-wei, la radieuse déchue. Beaucoup de mes semblables ont vu eux aussi les mêmes archanges. Tout comme moi, ils ont lu la Sainte Charte et entendu d’autres gens la lire. Nombre d’entre nous ont épuisé le temps de vie, pourtant considérable, qui leur était accordé à titre d’Adam ou d’Ève et ont quitté ce monde. Malgré cela, des centaines de milliers – peut-être des millions – d’entre nous vivent encore à ce jour, en cette cent quarante-troisième année de la création. Cependant, de toutes les âmes vivant à Tellesberg, moi seul ainsi que mes trois compagnons – Evelyn Knowles, ma femme, Kayleb Sarmac, son frère et Jennifer Sarmac, l’épouse de ce dernier – savons ce que nul autre ne sait.
Nous savons que la “Sainte Charte” est un mensonge et que les “archanges” n’existent pas. »
Assis dans l’obscurité de ses appartements du palais royal de Tellesberg, les paupières closes, l’être connu sous le nom de Merlin Athrawes contemplait les pages stockées dans son cerveau à circuits moléculaires en tâchant de tout assimiler.
Ce n’était pas facile. Encore moins que l’avait été pour Nimue Alban d’apprendre qu’elle était morte depuis huit siècles. De toutes les découvertes possibles, il n’avait jamais envisagé celle-ci.
Il ouvrit les yeux, sonda les ténèbres dévoilées par ses systèmes optiques, et observa la ville endormie de Tellesberg par la fenêtre de sa chambre à coucher. Il n’avait pas eu le loisir de lire l’ensemble du trésor de documentation que Maikel Staynair et Zhon Byrkyt lui avaient montré à Saint-Zherneau. En revanche, il avait eu le temps de tourner toutes les pages du journal manuscrit. Or il était un ACIP. Il avait, au sens propre, une véritable « mémoire photographique ». Cela faisait plus de six heures qu’il examinait ces images alors qu’alentour l’ensemble du palais et de la capitale des Ahrmahk était plongé dans un sommeil dont lui n’avait plus besoin.
— Orwell, lança-t-il en activant son communicateur intégré.
— Oui, commandant, fit une voix silencieuse quelque part au fond de lui.
C’était Orwell, l’ordinateur tactique Ordonez-Westinghouse-Lytton dissimulé dans la salle secrète où s’était réveillée Nimue, qui venait de lui répondre en retransmettant son signal par le biais de la PARC flottant en mode furtif au-dessus de la petite mer appelée le Chaudron.
— As-tu terminé d’examiner les données ?
— Oui, commandant.
— As-tu retrouvé les noms spécifiés ?
— Oui, commandant. Il existe toutefois quelques anomalies.
— Des anomalies ? (Merlin se redressa, plissa les yeux.) Précise : « anomalie ».
— Tout de suite, commandant. Les noms que vous m’avez demandé de chercher apparaissent tant dans la liste de la population de l’administration coloniale, dont le contre-amiral Pei a stocké une copie dans ma mémoire, que dans celle que m’a confiée le docteur Pei Shan-wei. Ces noms ne sont cependant pas associés aux mêmes enclaves sur les deux listes.
— Non ? fit Merlin en fronçant les sourcils.
— Non, commandant.
Une IA plus performante aurait expliqué plus en détail ces « anomalies ». Orwell, lui, n’en ressentait nullement le besoin.
— À quelles enclaves sont-ils associés ? s’enquit Merlin en se rappelant une fois de plus qu’Orwell n’avait encore qu’une conscience de soi très limitée.
À en croire le manuel, la programmation heuristique de l’IA finirait par développer plus pleinement cette qualité. Orwell commencerait alors à reconnaître les questions rhétoriques et à fournir des informations pertinentes sans y être explicitement invité. Il irait même, et de son propre chef, jusqu’à appuyer ses propos des explications nécessaires ou à enrichir les résultats de ses recherches de corrélations inattendues, mais potentiellement intéressantes.
En ce qui concernait Merlin, le plus tôt serait le mieux.
— D’après le registre officiel de l’administrateur Langhorne, Jeremiah Knowles, connu sous le diminutif de « Jere Knowles », sa femme, son beau-frère et sa belle-sœur avaient été affectés à l’enclave de Tellesberg. D’après la liste du docteur Pei, ces quatre personnes se sont toutes retrouvées dans l’enclave d’Alexandrie.
Merlin cligna des yeux. Il n’avait jamais pensé à comparer aux registres officiels les notes de Shan-wei concernant l’affectation d’origine des colons. Il n’avait jamais soupçonné l’existence de telles incohérences. À présent, il se demandait pourquoi cette possibilité ne lui était jamais venue à l’esprit.
Parce que le contre-amiral ne l’a mentionné nulle part dans son briefing, voilà pourquoi, songea-t-il.
— D’autres anomalies apparaissent-elles entre ces deux listes ? D’autres cas où des colons auraient été affectés à plusieurs enclaves ?
— Je l’ignore, commandant, répondit Orwell avec ce manque total de curiosité qui exaspérait tant Merlin.
— Eh bien, dit celui-ci d’une voix dans laquelle n’importe quel être humain aurait reconnu les limites de sa patience, vérifie l’existence de telles anomalies. Maintenant, Orwell !
— Oui, commandant.
Rien dans le ton de l’IA ne laissa supposer qu’elle avait remarqué l’agacement de Merlin. Ce qui ne fit bien sûr que l’amplifier. Néanmoins, malgré ses lacunes en termes de personnalité, Orwell travaillait très vite. Son analyse des deux registres prit moins de deux minutes, alors que chacun contenait des millions d’entrées.
— Il existe d’autres anomalies, commandant.
— Alors ? lança Merlin vingt secondes plus tard. Quelles autres anomalies as-tu découvertes ? Combien y en a-t-il ?
— Toutes ces nouvelles anomalies entrent dans la même catégorie que les précédentes, commandant. Il s’agit de colons ayant apparemment reçu plusieurs affectations. Dans tous les cas, l’enclave indiquée dans le registre du docteur Pei est celle d’Alexandrie. Dans la liste de l’administrateur Langhorne, plusieurs enclaves différentes sont mentionnées. J’ai détecté deux cent douze anomalies de ce type au total.
— Je vois, dit lentement Merlin.
Son énervement face au manque de spontanéité et d’initiative de l’IA commença de s’atténuer au regard de ces chiffres.
Je sais ce qu’elle avait en tête, se dit-il avec admiration. Mon Dieu ! Elle a doté son arc d’une autre corde sans même en parler au contre-amiral. Je ne vois que cette explication au fait qu’il ne m’en ait rien dit dans son message. (Ses sourcils se rapprochèrent.) Avait-elle toujours eu l’intention de procéder ainsi, ou cette idée lui est-elle venue après leur séparation officielle pour cause de prétendus désaccords ? Comment a-t-elle fait pour falsifier les registres officiels sans que Langhorne et Bédard s’en aperçoivent ?
Il n’y avait plus aucun moyen de découvrir la réponse à ces questions si longtemps après. Cependant, si Merlin ignorait comment Pei Shan-wei avait procédé, il devinait ses intentions.
Il fit défiler les pages enregistrées du journal de Jeremiah Knowles jusqu’au passage recherché.
«… ne nous doutions alors pas plus de la vérité que les autres Adam et Ève. Personne parmi nous n’était au courant de la reprogrammation mentale opérée par Bédard sur ordre de Langhorne. Ainsi, quand le docteur Pei a compris ce qu’avait fait ce dernier, elle a pris elle aussi ses dispositions. Il nous était impossible, à elle comme à toute son équipe de l’enclave d’Alexandrie, de récupérer les souvenirs de notre ancienne vie qui nous avaient été arrachés. Cependant, à l’insu de Langhorne et de Bédard, elle avait conservé trois ANEF Ce sont eux qui lui ont permis de rééduquer les premiers colons. Nous faisions partie du lot. »
Merlin hocha la tête. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle ait procédé ainsi. Compte tenu de la détermination de Langhorne à écraser toute opposition, il avait sans doute été dangereux de conserver ces appareils neuraux d’enseignement et de formation, et plus encore de s’en servir sur les colons. Pourtant, rien de tout cela ne dépassait en imprudence le refus ostensible de Pei Shan-wei de détruire les documents établissant la vérité stockés en Alexandrie. Par malheur, aucune de ces initiatives n’avait suffi.
Je n’arrive pas à croire qu’une révélation pareille ait reposé là pendant plus de sept cents années locales, songea-t-il. D’autres « dormeurs » auraient-ils survécu à la destruction d’Alexandrie ? Dans l’affirmative, ont-ils eux aussi laissé des témoignages semblables à celui de ce Jere Knowles, devenu « saint Zherneau », ou se sont-ils fondus le plus profondément possible dans leur nouvelle identité ? Mais, surtout, comment se fait-il que les frères zhernois aient épargné ce journal après l’avoir découvert ?
Il n’avait le début d’une réponse à aucune de ces questions, mais il soupçonnait quelqu’un de pouvoir le renseigner.
— Son Excellence va vous recevoir, capitaine Athrawes.
— Merci, mon père, dit Merlin au bas-prêtre qui lui tenait courtoisement la porte du bureau de l’archevêque Maikel.
Le soleil inondait la pièce par la fenêtre donnant sur les vastes eaux bleues du port au-delà de Tellesberg. Une dense forêt de mâts et de vergues poussait sur le front de mer. Portés par les courants ascendants, oiseaux et vouivres planaient au-dessus des quais telles les pensées de Dieu. Derrière eux, les voiles salies par les intempéries parsemaient le bassin. Le bureau de Staynair était situé à la hauteur impressionnante, pour Sanctuaire, du deuxième étage du palais archiépiscopal. En baissant les yeux, Merlin distingua les rues où se bousculaient passants, chariots de marchandises tirés par des dragons et attelages hippomobiles de transport en commun.
— Seijin Merlin, le salua Staynair en lui tendant son anneau avec un sourire. Quelle joie de vous revoir !
— Et de façon si inattendue, j’en suis sûr, Votre Excellence, murmura Merlin en effleurant le rubis de ses lèvres.
— Non, pas tant que ça, en effet, admit Staynair.
Il se rassit derrière son bureau et, d’un geste de la main, invita Merlin à s’asseoir dans le fauteuil confortable disposé devant. En s’installant, Merlin remarqua que son hôte ne s’était pas encore départi de son sourire, même s’il paraissait désormais un peu plus tendu.
— Puis-je supposer, Votre Excellence, que nul autre que nous n’entendra les propos que nous pourrions échanger aujourd’hui ?
— Bien sûr ! (Staynair fronça les sourcils.) Mon personnel a bien compris que, sauf avis contraire de ma part, toute conversation tenue dans ce bureau est aussi confidentielle que n’importe quelle confession.
— J’en étais persuadé, Votre Excellence. Les circonstances étant ce qu’elles sont, toutefois, il me fallait m’en assurer.
— C’est bien compréhensible. Je sais du reste que Zhon et moi vous avons réservé hier une surprise assez, comment dire… piquante ?
— Oh ! ce terme convient bien, en effet, dit Merlin avec un sourire ironique.
— Je suis sûr que vous avez beaucoup de questions. Il me semble d’ailleurs plus simple de vous laisser me les poser que de tenter de tout vous expliquer d’emblée.
— Je sens que « tout expliquer » prendrait plus d’un simple après-midi…, lança Merlin, provoquant l’hilarité de Staynair. Très bien, Votre Excellence ! Dans ce cas, ma première question sera celle-ci : pourquoi le journal de « Saint-Zherneau » et les documents qui l’accompagnaient n’ont-ils pas été détruits ou remis à l’Inquisition quand ils ont été enfin découverts ?
— En partie parce qu’ils n’ont pas vraiment été « découverts », seijin Merlin. (L’archevêque se laissa aller en arrière pour croiser les jambes.) Les frères zhernois ont toujours su précisément où se trouvaient ces écrits. Ils ignoraient seulement en quoi ils consistaient. Saint Zherneau et sainte Evahlyn les avaient scellés en donnant à leurs dépositaires pour instruction solennelle d’attendre avant d’y toucher que se soient écoulées trois cent cinquante années après leur décès. Ils ont été obéis à la lettre.
— Pourquoi ces documents n’ont-ils pas été détruits ou considérés comme abominablement hérétiques quand ils ont été décachetés ?
— C’est là, me semble-t-il, que l’on peut se rendre compte de l’esprit de prévision de saint Zherneau, ou de son influence, peut-être. Pour l’essentiel, la philosophie et la pensée de saint Zherneau et de sainte Evahlyn étaient aussi orthodoxes qu’aurait pu le rêver l’Église Mère. Cette circonspection était du reste frappée au coin du bon sens, comme vous avez pu vous en apercevoir en lisant ce journal. Parce que vous l’avez lu cette nuit, n’est-ce pas, seijin ?
— Tout à fait.
Merlin adressa à l’archevêque un regard curieux.
— Je pensais bien que c’était ce que vous aviez en tête quand vous l’avez examiné page par page à Saint-Zherneau, murmura Staynair. (Merlin haussa un sourcil et l’archevêque esquissa un sourire.) L’aptitude des seijins à tout mémoriser d’un seul coup d’œil fait partie de leurs prouesses légendaires. À vrai dire, quelque chose me dit que c’est l’une des raisons qui vous ont poussé à adopter ce statut.
— Je vois…
Merlin se laissa lui aussi aller en arrière. Il posa les coudes sur les bras de son fauteuil et joignit les bouts de ses dix doigts devant sa poitrine.
— Je vous en prie, Votre Excellence. Poursuivez…
— Certainement, seijin, accepta l’archevêque avec un signe de tête quelque peu moqueur. Voyons voir, où en étais-je ? Ah ! oui. Le seul point sur lequel les enseignements de saint Zherneau s’écartaient de la doctrine de l’Église portait sur la notion de tolérance, que sainte Evahlyn et lui plaçaient au premier plan de leur pensée. Ainsi, ils insistaient sur la responsabilité qui était celle de tous les croyants de considérer chaque être humain comme un frère ou une sœur en Dieu ; de raisonner et de désapprouver ceux qui sombreraient dans l’erreur au lieu de les condamner sans chercher à les comprendre ; de rester prêts à admettre que leurs opposants puissent avoir raison, ou du moins s’approcher davantage de la vérité qu’eux-mêmes au début de leur désaccord.
L’archevêque marqua une pause. Il détourna les yeux et regarda par la fenêtre de son bureau les toits et les flèches de Tellesberg.
— Ce n’est pas pour rien que Charis inquiète l’Inquisition depuis si longtemps, reprit-il à voix basse. Ce n’est pas uniquement la paranoïa qui anime Clyntahn et ses semblables. Malgré les dimensions réduites de leur monastère, les frères zhernois exercent une influence considérable sur Charis depuis des générations.
» Un nombre impressionnant d’ecclésiastiques charisiens sont passés par Saint-Zherneau à un moment ou à un autre. Je me suis souvent demandé ce qui serait arrivé si l’Inquisition était parvenue à disposer du clergé local de la même façon que de celui du continent. Je suis certain qu’elle aurait davantage entendu parler de l’influence de saint Zherneau si plus de prêtres nés ici avaient été affectés à des paroisses extérieures à leur île. Je ne parle même pas de ce qui se serait produit si les plus hauts postes de l’Église en Charis avaient été réservés à des étrangers. Par bonheur, la méfiance de l’Inquisition à l’égard de l’orthodoxie charisienne rend l’Église peu encline à exposer d’autres communautés à nos idées malsaines. Ainsi, rares sont les paroisses extérieures à Charis à accueillir nos représentants. Par ailleurs, la difficulté qu’il y a à obtenir des prélats du Temple qu’ils s’expatrient sous nos latitudes joue largement en notre faveur. Aucun des rares dignitaires de l’Église affectés en Charis n’a jamais soupçonné ce que les frères zhernois sont devenus pour ce royaume et cet archevêché.
— Que sont-ils devenus, Votre Excellence ?
— Des agents de subversion, répondit simplement Staynair. Seuls quelques-uns des frères les plus élevés dans la hiérarchie connaissent l’existence du journal de saint Zherneau et des documents associés. En dehors de cette petite poignée, nul n’a jamais entendu parler du livre intitulé Histoire de la Fédération terrienne, ni du document appelé Déclaration d’indépendance. Ce que chacun des frères zhernois a appris, en revanche, c’est que tout homme est responsable de sa relation personnelle avec Dieu. L’Inquisition considérerait certainement comme pernicieux cet enseignement, même s’il correspond mot pour mot à ce qui est écrit dans la Sainte Charte. En effet, seijin Merlin (l’archevêque se détourna de la fenêtre pour poser sur son visiteur un regard sombre et intense), une relation personnelle implique tolérance et questionnement. Elle suppose une recherche individuelle de Dieu, le besoin de comprendre soi-même ses rapports avec Lui, et non la seule régurgitation de la doctrine et du catéchisme officiels.
Merlin hocha lentement la tête en sentant se mettre en place les pièces d’un puzzle dont il ne soupçonnait naguère même pas l’existence. Telle était donc l’explication – partielle, pour l’instant – de l’ouverture d’esprit qui avait attiré Nimue Alban en Charis quand elle s’était mise en quête d’une base arrière adéquate.
— La plupart des frères zhernois savent que notre attachement à une relation personnelle avec Dieu ne serait pas très bien vu de l’Inquisition, poursuivit Staynair. Pourtant, aucun n’a à ma connaissance porté la philosophie de saint Zherneau à l’attention de cette institution. Et cela, Merlin, parce que chaque homme, au fond de lui, aspire à connaître Dieu. À nouer avec Lui une relation directe et personnelle. Les frères zhernois ont tous, sans exception, senti en eux cette source de foi qui n’appartient qu’à eux. Même si nous n’en parlons jamais de façon précise, nous savons tous que ce sentiment doit être à la fois protégé et transmis.
— C’est aussi leur première ligne de défense, n’est-ce pas, Votre Excellence ? lança Merlin, l’air finaud.
— Bien entendu, répondit Staynair en grimaçant un sourire. Comme je l’ai dit, peu de frères connaissent toute la vérité sur les écrits de saint Zherneau. En préservant le peu qu’ils savent, ils protègent aussi tout ce qu’ils ignorent. Pour des raisons que vous comprendrez, il est indispensable de limiter l’ensemble de ce savoir à un nombre restreint de privilégiés. Cela nous a souvent posé un problème par le passé car il nous est pénible de tromper nos frères, même par omission. Néanmoins, nous n’avons pas le choix. Aussi la majorité des frères a-t-elle toujours vu en nos efforts une réforme progressive, la volonté d’apprendre au clergé à servir l’âme des enfants de Dieu plutôt que la richesse et la puissance de l’Église Mère.
» Même une mission aussi réduite n’a pas toujours été sans risque. Cependant, beaucoup d’entre nous, la plupart ignorant jusqu’à l’existence du journal de saint Zherneau, s’élèvent dans la hiérarchie locale de l’Église, parfois assez haut. Dès lors, nous profitons de nos fonctions pour protéger et aider les autres frères zhernois. C’est bien sûr l’une des raisons pour lesquelles un tel pourcentage de prêtres charisiens se disent prêts à soutenir notre dissociation du Conseil des vicaires.
— Cela tombe sous le sens.
— Ne vous méprenez pas, Merlin… Quand le journal de Zherneau a été décacheté il y a quatre siècles, sa lecture a profondément scandalisé l’abbé de l’époque. Seule sa foi bien ancrée dans les enseignements de son saint patron l’a empêché de réagir comme vous l’avez pressenti. Il a très sérieusement envisagé de tout détruire, mais n’a pu s’y résoudre. Même le « courant dominant » de l’Église éprouve un respect infini pour les souvenirs écrits. Cela remonte aux Adam et aux Ève à qui nous devons les Témoignages, je suppose. Par ailleurs, beaucoup moins de Sanctuariens savaient lire et écrire il y a quatre cents ans.
Merlin indiqua d’un geste qu’il comprenait. L’expérience historique et doctrinale de l’Église de Dieu du Jour Espéré ne souffrait d’aucune des querelles d’exégètes nourrissant la tradition terrestre. Les documents composant le canon officiel avaient été répertoriés par les archanges eux-mêmes, et non par un concile faillible, ce qui les plaçait au-dessus de tout soupçon. Il n’existait par ailleurs ni « évangiles apocryphes » ni documents frauduleux rédigés pendant la période de formation de l’Église pour en discréditer le message. Sanctuaire n’avait jamais connu d’instabilité religieuse, et toute tentative d’écrit non canonique aurait été ensevelie sans laisser de traces sous les textes de huit millions de colons instruits. Par conséquent, Sanctuaire avait de l’histoire de la religion une approche bien différente de celle des théologiens de la Vieille Terre. N’importe quel menu détail historique ne faisait que prouver la véracité des traditions de l’Église, raffermissant ainsi son assise au lieu de nourrir un quelconque scepticisme.
Mais cela pouvait encore changer, non ? Au fil des décennies et des siècles, dans une société mue par la seule force des muscles et du vent, le labeur nécessaire au soutien d’une telle civilisation avait fait disparaître cette capacité universelle de lire et d’écrire. Dans l’ensemble – malgré quelques exceptions, notamment au sein du clergé –, seules les classes supérieures avaient conservé le loisir de se cultiver. À mesure que s’était raréfié l’accès à la lecture, la révérence des roturiers illettrés pour les textes écrits dont ils ne pouvaient percer les mystères n’avait fait que s’amplifier.
Ce n’est sûrement pas le Conseil des vicaires qui s’en sera plaint, du reste, se dit-il, sévère. L’« Église Mère » a même dû encourager cette tendance, puisqu’une population de croyants illettrés dépend complètement de sa hiérarchie pour lui enseigner le contenu de ces livres énigmatiques qu’elle ne peut plus lire seule. Ce mécanisme est à son tour devenu un outil de plus pour étouffer dans l’œuf toute indépendance intellectuelle. D’ailleurs, le fait que l’alphabétisation progresse depuis une centaine d’années constitue l’une des raisons pour lesquelles la machine de contrôle des esprits du Temple menace désormais de se gripper…
— Malgré la tentation qui fut la sienne de détruire ce journal et les autres documents, il préféra s’en abstenir, reprit Staynair. Cela dut être une décision terriblement difficile à prendre pour lui. Cependant, en plus de ces textes, il put lire la lettre que saint Zherneau avait laissée à l’intention de quiconque ouvrirait le caveau où ils étaient cachés. Par ailleurs, il disposait de toutes les preuves historiques établissant que saint Zherneau était un Adam et que sainte Evahlyn était une Ève. Cette certitude, associée à tous les écrits publics laissés par ces deux ancêtres – dont plusieurs sections des Témoignages –, suffit à le dissuader de ne voir en ces pages que les divagations d’un hérétique pris de folie. En outre, que les livres joints au journal aient été enfermés dans la même crypte pendant près de quatre siècles prouvait aussi qu’ils dataient de l’instant de la création ou d’immédiatement après.
» Ou encore (l’archevêque plongea son regard dans celui de Merlin), d’avant la création.
Merlin opina du chef une fois de plus. En dépit de la déférence traditionnelle de l’Église envers l’histoire et ses documents, il soupçonnait Staynair de minimiser l’incroyable violence du combat intérieur auquel avait dû se livrer cet ancien abbé de Saint-Zherneau. Il était difficile d’imaginer le niveau d’intégrité intellectuelle qu’il lui avait fallu pour établir – et accepter – les connexions résumées de façon si concise par l’archevêque, et ce en contradiction de chacun des mots de la doctrine officielle de l’Église.
— Pardonnez-moi, Votre Excellence, dit-il lentement. Surtout, ne voyez là aucune agression, mais, avec ce journal et les autres documents en votre possession, vous savez depuis longtemps que l’ensemble des enseignements, de la théologie et du dogme de l’Église sont fondés sur un mensonge monstrueux. Pourtant, vous n’avez jamais dénoncé cette mystification. Au contraire, vous l’avez soutenue.
— Vous auriez fait un splendide inquisiteur, Merlin, lâcha Staynair avec un sourire plus grimaçant que jamais. Je veux dire, un inquisiteur de la veine du père Paityr, bien sûr, pas de celle de ce porc de Clyntahn.
— Que voulez-vous dire, Votre Excellence ?
— Vous savez comment formuler une question pour forcer un homme à considérer ce qu’il croit au fond de lui et non ce qu’il s’est forcé à croire. Pour répondre à votre interrogation tout à fait pertinente, cependant, je dois plaider coupable, mais avec des circonstances atténuantes. Vous l’aviez, j’en suis sûr, compris avant même de vous exprimer.
» Si nous nous étions opposés à la doctrine de l’Église, si nous avions proclamé que la Sainte Charte ne constitue qu’un formidable mensonge, nous n’aurions fait qu’avancer de plusieurs siècles la destruction de Charis. Peut-être l’Inquisition se serait-elle contentée d’exterminer les porteurs de ce message gênant, mais j’en doute. L’intolérance et la minutie de Langhorne et de Schueler imprègnent encore à ce jour chacun des actes de l’Inquisition. J’ai lu le récit qu’a donné saint Zherneau de l’anéantissement de l’enclave d’Alexandrie, de ce qui s’est réellement passé cette nuit abominable où elle a été transformée en ce que nous appelons aujourd’hui les récifs de l’Armageddon. Je ne dispose pas des connaissances nécessaires pour comprendre comment la chute de simples rochers a pu avoir les effets décrits par le grand homme, mais j’accepte sans réserve l’exactitude de son témoignage. Or si l’Inquisition ne maîtrise plus le Rakurai, le Groupe des quatre vient de montrer qu’elle reste capable de manier bien des épées.
» N’ayant osé dénoncer la duplicité du Temple, de crainte d’entraîner la destruction des uniques preuves de ses mensonges, les frères zhernois – du moins ceux qui savaient la vérité – entreprirent de fonder en Charis une autre approche de la religion. Même si ce peu constituait déjà un risque mortel. Nous avons vite compris que l’Inquisition réagirait comme Clyntahn a fini par le faire. Nous espérions que cela n’arriverait pas si tôt, et nous aurions été exaucés si Clyntahn n’était pas devenu Grand Inquisiteur. Hélas, il l’est devenu, et nous étions déjà allés trop loin, nous avions opéré trop de changements que désapprouvait l’Église Mère… La vérité, Merlin, c’est que Clyntahn a raison depuis le début de se méfier du danger que représente Charis pour sa précieuse orthodoxie. Je doute que ses craintes soient le fruit d’une analyse raisonnée des faits, mais son instinct ne l’a pas trompé en ce qui nous concerne.
— Que savait Haarahld de tout cela ? demanda Merlin à voix basse.
— Tout, répondit simplement Staynair. Il avait lu l’intégralité du journal, ainsi que l’histoire de la Fédération. Comme nous, il manquait de contexte pour saisir l’ensemble de ces révélations mais, comme nous, il en comprenait l’essentiel. Quand vous lui avez demandé pourquoi son grand-père avait aboli le servage en Charis, il vous a répondu avec honnêteté. Cependant, il aurait pu ajouter que, si son aïeul croyait que tous les hommes avaient été créés égaux, c’était notamment parce qu’il avait lu les phrases sublimes de la Déclaration.
— Et Cayleb ? s’enquit Merlin d’une voix encore plus basse.
Staynair fronça les sourcils avec gravité.
— C’est en partie à cause de lui que nous avons cette conversation en ce moment précis.
— En ce moment précis ?
— Oui, même si c’est aussi parce que le Jour de Dieu approche à grands pas et qu’il semblait… convenable de vous informer de la vérité avant cette date.
Merlin hocha la tête. Le Jour de Dieu, inséré tous les ans au milieu du mois de juillet, était l’équivalent de Noël et de Pâques réunies pour l’Église de Dieu du Jour Espéré. C’était la fête religieuse la plus importante de l’année. Compte tenu de ce que savaient les frères zhernois de la religion qu’ils n’osaient bafouer depuis si longtemps, Merlin comprenait pourquoi Staynair avait tenu à le mettre au courant avant de célébrer pour la première fois ce jour saint en tant qu’archevêque de Charis dans la cathédrale de Tellesberg. Cela étant…
— Je crois comprendre, Votre Excellence. Cependant, qu’est-ce que Cayleb a à voir avec la date choisie pour m’assener ces révélations ?
— Depuis l’ouverture de la crypte, des règles strictes régissent le mode et le moment de la divulgation de son contenu. L’une de ces dispositions stipule que nul ne saurait apprendre la vérité avant d’avoir atteint l’âge de raison. Qui a été fixé, puisqu’il le fallait, à trente ans. Un autre principe à observer est qu’il est nécessaire d’obtenir l’accord de tous les dépositaires du secret avant de transmettre celui-ci à quiconque. Ainsi, toutes les personnes pressenties ne sont pas forcément mises dans la confidence. Deux des huit derniers monarques de Charis sont demeurés dans l’ignorance, par exemple, car les frères ont alors jugé qu’il était trop risqué de les informer. De fait (le regard de Staynair se fit encore plus grave), dans les deux cas, leur propre père était d’accord avec la majorité des frères.
— Ce n’est tout de même pas le cas de Cayleb ! objecta Merlin.
— Bien sûr que non. Nous – à commencer par Haarahld – avons toujours entendu lui dire la vérité le jour de ses trente ans. Par malheur, le Groupe des quatre ne nous en a pas laissé le temps. À présent, nous avons un roi dont la détermination, le courage et l’intelligence ne font pour nous aucun doute, mais qui est trop jeune, selon notre règlement, pour être informé. J’ajouterai en toute franchise que certains de nos frères craignent sa jeunesse et… sa fougue, son impétuosité, peut-être. Jamais de sa vie Cayleb n’a hésité à dire ce qu’il avait sur le cœur ou à affronter un adversaire. Nul ne redoute qu’il rejette le contenu du journal. En revanche, s’il apprenait la vérité, s’il voyait de ses yeux la preuve selon laquelle l’Église contrôle depuis près de mille ans l’ensemble de Sanctuaire sur la foi du plus gros mensonge de toute l’histoire de l’humanité, certains frères craignent qu’il se révèle incapable de résister à l’envie d’en accuser le Groupe des quatre. Or ce n’est pas envisageable, Merlin. Pas encore.
» Un schisme reste du domaine de l’acceptable, surtout s’il est fondé sur une volonté de s’élever contre la corruption, la décadence et les abus de pouvoir. Une accusation d’hérésie, par contre – avérée et vérifiable au regard de la Sainte Charte et des Témoignages – mettrait entre les mains de Clyntahn une arme bien trop puissante. Le jour viendra où une telle « hérésie » sera ouvertement proclamée. Les frères zhernois œuvrent en ce sens depuis quatre siècles. Pour l’instant, toutefois, nous devons veiller à ce que cette guerre ne concerne que les inconduites du clergé. Nous pouvons aussi l’étendre à certains problèmes spirituels, mais que les souverains séculiers pourront considérer en termes temporels et non par rapport à des questions épineuses de doctrine et de théologie.
Merlin désunit ses doigts et se pencha, l’air absorbé.
— Votre Excellence, puisque l’abbé Byrkyt et vous m’avez informé de l’existence de ces documents et me les avez même montrés, je suppose que les autres initiés vous y ont autorisés.
Le ton de sa voix et l’élévation de ses sourcils suffirent à faire une question de cette affirmation. Staynair acquiesça de la tête.
— Absolument. En grande partie parce que nous souhaiterions connaître votre avis sur Cayleb. Pour ma part, je crois que nous devrions le mettre au courant. C’est aussi la conviction de la plupart des frères, quoique pas de tous. Nous savons par ailleurs que vous êtes sans doute plus proche de lui que quiconque. Toutefois, je dois avouer que, si nous vous avons mis dans la confidence, c’est aussi pour une autre raison, qui apparaît dans la lettre de saint Zherneau, et non dans son journal.
— Ah bon ?
— Oui. (L’archevêque porta la main à la poche intérieure de sa soutane et en extirpa une feuille de papier pliée.) Voici une copie du passage en question, dit-il d’une voix douce en lui tendant le document au-dessus du bureau.
Merlin s’en saisit avec un brin d’appréhension, le déplia, et découvrit l’extrait recopié de la main même de Staynair.
« Nous, les Adam et les Ève à qui le docteur Pei a réappris la vérité, représentions ce qu’elle appelait sa “police d’assurance”, lut-il. Nous étions censés devenir les graines d’un mouvement qui verrait le jour parmi les colons et leurs enfants si, comme elle le redoutait, Langhorne, Bédard et Schueler venaient à s’en prendre ouvertement à Alexandrie. Par malheur, elle manqua de temps et nous étions trop peu nombreux quand nos adversaires détruisirent notre enclave et assassinèrent nos amis. Néanmoins, tout semble indiquer que Langhorne et ses plus proches conseillers ont également trouvé la mort. Compte tenu de ce que nous savons et, surtout, des modifications apportées à la Sainte Charte, nous supposons que le contre-amiral a dû réussir à dissimuler une arme nucléaire de poche et à s’en servir. Je me suis souvent dit, au fil des ans, que c’est à la confusion née alors parmi les archanges et à la destruction d’une grande partie des archives de l’administration coloniale que nous devons d’être passés inaperçus dans ce lointain recoin de Sanctuaire.
Cependant, nous ignorons où le docteur Pei a caché nos semblables. Elle ne nous l’a jamais dit, pour des raisons évidentes.
Nous savons qu’elle entendait renforcer nos effectifs à Tellesberg, mais elle n’en a pas eu le temps, et ne l’aura jamais plus.
Toutefois, qui que vous soyez, vous qui lisez enfin ces mots, sachez ceci. Nous n’étions que l’une des cordes tendues sur l’arc de vérité du docteur Pei. Il en existe une autre. Je ne sais que peu de chose à son sujet, et encore l’ai-je appris presque par hasard. Le docteur Pei n’avait jamais eu l’intention de nous en informer, là encore pour des raisons évidentes. Cela étant, je sais ceci : le contre-amiral Pei et elle avaient imaginé un plan de secours, parallèlement à celui que nous constituions. Je ne décrirai pas ici le peu que je sais, de crainte que cette lettre tombe entre les mains de l’Inquisition. Néanmoins, n’oubliez jamais l’existence de cette deuxième corde. Le jour viendra où elle décochera sa flèche et où vous devrez la reconnaître en vol. Faites-lui confiance. Elle est issue d’une fidélité que vous n’imaginez pas, d’un sacrifice plus profond que l’espace. Je le crois, vous la reconnaîtrez quand vous la verrez, et vous pourrez vous en assurer grâce à ce seul mot : Nimue. »
Un ACIP est dépourvu de tout système circulatoire. Pourtant, en lisant la dernière phrase, Merlin ressentit dans son cœur inexistant comme un coup de poignard. Il crut réentendre la voix de Pei Shan-wei dans ces mots rédigés par un homme tombé en poussière sept cent cinquante ans plus tôt.
Enfin, il releva la tête et Staynair plongea son regard dans ses prunelles saphir.
— Dites-moi, Merlin, tenta-t-il d’une voix très, très basse. Êtes-vous la deuxième corde à l’arc de Shan-wei ?
— De quoi s’agit-il ? s’enquit le roi Cayleb, debout dos à la fenêtre de la petite salle d’audience, en dédaignant le trône sur son estrade.
Il haussa les sourcils, son regard oscillant entre l’archevêque Maikel et Merlin, lequel afficha un sourire narquois.
— Vous vous souviendrez, Votre Majesté, m’avoir entendu vous promettre un jour que, dès que je pourrais vous expliquer une certaine affaire plus en détail, je m’exécuterais.
Cayleb écarquilla brusquement les yeux et se tourna aussitôt vers Staynair. Le roi commençait à lever la main quand Merlin secoua la tête.
— Tout va bien, Cayleb. Il se trouve que monseigneur Maikel et, d’ailleurs, votre père en ont toujours su davantage à mon sujet que je m’y attendais.
— C’est vrai ?
L’expression de Cayleb se fit soudain très attentive et le regard qu’il jeta vers Staynair intensément interrogateur.
— Oh ! je crois qu’on peut le dire, fit Merlin, la mine plus taquine que jamais. Voyez-vous, Cayleb, tout a commencé ainsi…
.VII.
Salle à manger privée du roi Cayleb
Palais royal
Tellesberg
Royaume de Charis
— Encore un peu de vin, Maikel ? proposa le roi Cayleb, tard ce soir-là, après s’être lui-même resservi.
— Avec plaisir, Votre Majesté. Merci. (L’archevêque tendit son verre et afficha un sourire presque malicieux.) Il sera au moins sorti quelque chose de bon de Corisande, finalement, fit-il remarquer en lisant l’étiquette.
— Il sort toujours quelque chose de bon de presque partout, répondit Cayleb en servant le prélat.
Le souverain avait l’air totalement absorbé par cette tâche sans importance, comme rassuré – ou distrait – par sa banalité. Une fois le verre rempli, il reposa la bouteille sur la table et se renfonça dans son siège.
Officiellement, ce n’était qu’un dîner privé du roi avec son archevêque, à l’initiative de ce dernier. Staynair faisant office de premier conseiller en l’absence du comte de Havre-Gris, de tels repas étaient devenus monnaie courante. Or le choix du garde du corps royal s’était chaque fois porté sur le capitaine Athrawes, ce qui s’était révélé bien commode en cette nouvelle occasion.
— Très bien, commença le souverain d’un ton posé, j’ai eu quelques heures pour réfléchir à ce que vous m’avez annoncé tous les deux. Je dois admettre qu’il est un peu douloureux d’apprendre que mon père avait pour moi un tel secret, même si je comprends que la décision de m’en parler ne lui appartenait pas.
— Cayleb, lui répondit Staynair sur le même ton, cela n’a jamais été une question de confiance ou de méfiance. Nous ne faisions que suivre les procédures établies voici quatre cents ans et qui ont fait la preuve de leur efficacité, tant auprès de la communauté de Saint-Zherneau que, me semble-t-il, du royaume entier.
— Je vous ai dit que je comprenais, Maikel, répondit Cayleb en braquant sur l’archevêque un regard imperturbable. Le plus douloureux, du reste, est sans doute de me rendre compte qu’il aura été refusé à mon père de me dire la vérité le jour de mon trentième anniversaire.
— Je le regrette aussi, affirma Merlin d’une voix douce, abîmé dans la contemplation des reflets de rubis dansant à la surface de son verre. Votre père était l’un des hommes les plus admirables que j’aie jamais connus, Cayleb. Il l’était même davantage que je m’en serais jamais douté sans la petite révélation de monseigneur Maikel.
— Ah ! oui. Sa « révélation ». C’est le mot qui convient, en effet, Merlin. Elle fut d’ailleurs (il accorda à son garde du corps le même regard qu’à l’archevêque) presque aussi stupéfiante que la vôtre.
— Eh bien, fit Merlin avec un sourire gêné. Je vous avais promis de tout vous expliquer le moment venu.
— C’est-à-dire dès que vous vous seriez trouvé au pied du mur, précisa Cayleb avec insistance. C’est ce qui s’est passé, non ?
— Je vous l’accorde… À ma décharge, ayant découvert que monseigneur Maikel et saint Zherneau, par le biais de son journal, se portaient garants de moi, je me suis dit que vous risquiez moins de me prendre pour un fou, ou de regretter de m’avoir fait confiance.
— Ce n’est pas faux, admit Cayleb en croisant les bras.
L’intensité de son regard se mua en une perplexité proche de la révérence, avec peut-être une trace persistante d’effroi. Ou du moins d’appréhension.
— Je n’arrive toujours pas à y croire, reprit-il en toisant Merlin. En toute honnêteté, je me demande ce qui me trouble le plus : que vous soyez mort ou que vous soyez une femme !
— À vrai dire, intervint Staynair, je ne suis pas certain que Merlin – ou Nimue – soit mort.
— Oh ! croyez-moi, Votre Excellence, dit Merlin d’une voix où se mêlaient ironie et affliction, Nimue Alban est bel et bien morte, et ce depuis neuf cents de vos années. Elle l’est autant que tous ses amis. Autant que la Fédération terrienne.
— J’essaie de visualiser tout ce que vous avez pu voir, tout ce que vous avez pu vivre, fit Staynair en secouant la tête. Cela m’est impossible, bien sûr. Nul ne le pourrait, j’imagine.
— D’une certaine façon, ce n’était pas si différent de ce à quoi Cayleb et vous – ou le roi Haarahld – êtes confrontés en Charis. Si nous perdons, tout ce qui compte pour vous sera détruit. Bien sûr, j’espère que l’issue sera plus heureuse pour vous que pour moi et les miens.
— Nous l’espérons tous, affirma Staynair, pince-sans-rire.
— Bien entendu, acquiesça Cayleb sans détacher de Merlin son regard éberlué et scrutateur. Je dois dire toutefois que, malgré tous mes efforts, j’ai bien du mal à vous imaginer sous les traits d’une femme, Merlin.
— Cela prouve que j’ai bien choisi mon déguisement, dit le seijin avant de se surprendre à pouffer de rire. Cela dit, le premier match de rugby auquel Ahrnahld et vous m’avez fait participer a bien failli causer ma perte.
— Pardon ? (Cayleb fronça les sourcils.) Que voulez-vous dire ?
— Réfléchissez, Cayleb. Un ACIP est en tout point fonctionnel. Je dis bien en tout point. Il peut tout faire, imiter n’importe quelle réaction d’un corps humain organique. Or j’ai passé vingt-sept ans de ma vie – presque trente de vos années – dans celui d’une femme. Croyez-moi. Il est certaines émotions dont on ne se débarrasse pas si facilement. Quand je me suis retrouvé dans l’eau, nu comme au jour de ma naissance, entouré de tous ces corps masculins superbes, musclés, tout aussi nus que le mien, humides et glissants… j’ai découvert pour la première fois cette fameuse réponse physiologique propre aux hommes. J’en avais toujours connu l’existence, bien entendu, sur le plan intellectuel, mais je n’en avais encore jamais fait l’expérience, voyez-vous.
Cayleb demeura quelques instants le regard rivé sur lui. Enfin, il se mit à glousser, discrètement tout d’abord, puis de plus en plus fort, avec dans cette hilarité quelque chose de cathartique qui chassa définitivement de ses yeux le reste de peur – si c’en était – qui y flottait encore.
— Oh ! mon Dieu ! parvint-il à articuler entre deux éclats de rire. Voilà pourquoi vous ne vouliez plus quitter l’eau ! pourquoi vous teniez votre serviette avec tant de précautions !
— En effet, répondit Merlin sur un ton plus mesuré. J’ai dû apporter d’autres ajustements à mon organisme, mais je dois admettre que c’est celui-là qui s’est révélé le plus… intéressant.
Staynair avait lui aussi laissé libre cours à son amusement en s’avisant de ce dont parlaient Merlin et Cayleb.
— Merlin, dit-il sans se départir de son sourire, je ne crois pas qu’une femme morte – ou un fantôme – aurait le sens de l’humour.
— Et pourtant, vous avez ri, Votre Excellence.
— Permettez-moi de présenter cela autrement. Qu’est-ce qui fait qu’un être humain peut être considéré comme « vivant » ?
— Beaucoup de gens verraient sûrement en la respiration un bon critère de départ.
— « Beaucoup de gens », peut-être, mais ce n’est pas à eux que je pose la question. C’est à vous.
— Honnêtement, je l’ignore, admit Merlin en baissant de nouveau les yeux sur son verre. Je me suis tellement interrogé là-dessus, j’ai tant retourné ce problème dans tous les sens que je n’arrive plus à prendre le recul nécessaire pour y réfléchir. J’en suis venu à décider que, même si je ne suis plus en vie, autant agir comme si je l’étais. Trop de héros se sont sacrifiés pour me placer ici, sur cette planète, en cet instant précis, pour que je me comporte autrement.
— Voilà pourquoi je suis certain que vous êtes vivant, Merlin. Nimue Alban. Vous êtes du nombre de ces héros. Ce que vous avez déjà accompli sur Sanctuaire, vous ne l’avez pas fait par devoir envers des êtres disparus depuis près de mille ans. Oh ! ces gens comptaient pour vous, et je sais que bien moins de temps s’est écoulé de votre point de vue depuis leur décès mais, comme vous l’a un jour indiqué Haarahld, c’est à ses actions qu’on juge un homme. Or, parmi tous les mensonges accumulés dans la Charte, il se cache aussi certaines vérités. L’une d’elles est que la nature profonde d’un être transparaît inévitablement dans ses actes.
» C’est motivé par votre indignation personnelle que vous avez endossé votre fardeau, Merlin Athrawes. Je ne vous ai pas observé, écouté et étudié pendant deux ans maintenant sans me faire une opinion de l’homme – ou de la femme – que vous êtes en réalité. Toutes les peines et les joies qui font de la vie ce qu’elle est, vous les ressentez. J’ai toujours perçu chez vous une immense solitude. À présent, je sais pourquoi. En revanche, à aucun moment je n’ai douté de votre bonté. Or, quoi qu’en pensent ces égarés de Sion, le Seigneur est un Dieu d’amour, Merlin, non de répression et d’exclusion. Certes, Ses voies sont parfois cruelles. Certes, Il exige beaucoup de certains de ses serviteurs. Mais Il n’est pas stupide. Il sait ce qu’il attend d’êtres tels que vous depuis la nuit des temps. Que vous vous en rendiez compte ou non, Dieu voit en vous l’un des Siens. Quand l’enveloppe mortelle de Nimue Alban s’est éteinte, le Tout-Puissant avait une autre mission à lui confier. Les grandes âmes sont trop rares pour qu’il en gaspille une si ardente que la vôtre. Aussi l’a-t-Il laissé dormir jusqu’au jour où une machine… un ACIP s’est animé dans une grotte de Sanctuaire. Vous possédez l’âme de Nimue Alban, Merlin Athrawes. N’en doutez jamais. Croyez-y, autant qu’en vous-même.
Merlin dévisagea l’archevêque pendant plusieurs secondes interminables avant d’esquisser un unique hochement de tête. Il ne dit pas un mot. C’était inutile.
Ses compagnons laissèrent le silence persister quelque temps. Enfin, Cayleb s’éclaircit la voix.
— Pour ce que ça vaut, Merlin, je suis d’accord avec Maikel. Peut-être avez-vous bien fait de ne pas m’expliquer tout cela à bord du Cuirassé avant la bataille de l’anse de Darcos. J’en suis même persuadé. On en revient cependant à ce que je vous ai dit à Port-du-Roi, le jour où vous avez tué les krakens. Même si vous parvenez à dissimuler votre nature, vous n’arriverez jamais à cacher votre personnalité, vos sentiments. Pardonnez-moi, mais vous êtes loin d’exceller à cet art.
— Eh ben ! merci…, fit Merlin, pince-sans-rire.
— Je vous en prie, répondit Cayleb, tout sourires. D’un autre côté, il me faudra du temps pour assimiler tout cela. Tout ce que je tenais pour acquis vient de voler en éclats.
— En effet… Cependant, cela ne changera rien aux contraintes qui sont les nôtres. Un dangereux système de bombardement cinétique continue de tourner en orbite au-dessus de nos têtes. De même, le Temple dissimule toujours dans ses fondations des sources d’énergie que je n’ai pas réussi à identifier. Ces deux éléments concourent à justifier le maintien du secret de la façon adoptée par les frères zhernois depuis quatre siècles, non ? Pour ma part, je n’ai aucune envie de voir Charis transformée en nouveaux récifs de l’Armageddon.
— Certes, acquiesça Cayleb. À vous écouter, il vous reste néanmoins bien des choses à nous apprendre, à nous montrer…
— Oui et non. (Merlin but une gorgée de vin, puis repoussa son verre et posa les coudes sur la table.) Je peux vous dispenser mon enseignement, mais pas en vous faisant tout simplement don de mes connaissances. Il convient en effet d’observer une certaine discrétion par rapport aux vicaires et à d’éventuels capteurs susceptibles de rapporter tous nos faits et gestes à ce qui se cache sous le Temple. Par ailleurs, même sans ces inquiétudes, il me serait impossible de remplacer l’Église en tant que source de toute autorité. Tous les habitants de Sanctuaire doivent apprendre à faire ce que vous faites déjà en Charis, Cayleb. Ils doivent apprendre à réfléchir. À ne pas accepter, pour la seule raison que quelqu’un d’autre – qu’il s’agisse de l’Église de Dieu du Jour Espéré ou d’un quelconque oracle omniscient issu d’une époque révolue – le leur aura ordonné, le dogme et les restrictions de liberté qui leur sont imposées. Nous devons faire de Sanctuaire le séjour d’un peuple désireux de comprendre l’univers physique qui l’entoure, d’hommes et de femmes avides d’innover et de chercher par eux-mêmes de nouveaux moyens de procéder. Voilà en grande partie pourquoi je vous ai fait des suggestions et indiqué diverses possibilités avant de me mettre sur le côté et de laisser des gens tels que le baron de Haut-Fond, Ehdwyrd Howsmyn ou Raiyan Mychail trouver le moyen de les mettre en pratique.
» Enfin (il regarda Cayleb droit dans les yeux), il est capital que tous les Sanctuariens agissent de la sorte, même les ennemis de Charis.
Les sourcils de Cayleb se rapprochèrent.
— Réfléchissez, Cayleb, poursuivit Merlin. Qui est votre véritable ennemi ? Hektor de Corisande ou l’Inquisition ?
— En ce moment précis, déclara Cayleb après une pause pensive, c’est surtout Hektor qui m’intéresse. J’espère que vous n’aurez pas trop de mal à le comprendre. (Il afficha un maigre sourire.) Cela étant, je vois ce que vous voulez dire. Si ce n’avait pas été Hektor, Clyntahn et le Groupe des quatre auraient trouvé quelqu’un d’autre à manipuler.
— Exactement. Et comment viendrez-vous à bout de l’Église ? Avec flottes et armées ?
— Non, répondit Cayleb après une hésitation.
— Bien sûr que non. Votre véritable ennemi est un système de croyance, une doctrine, un mode de pensée. On ne tue pas les idées au fil de l’épée. On ne coule pas une structure religieuse d’une bordée.
On les vainc en les forçant à changer. Pour en finir avec le problème de Charis, l’Église doit résoudre une alternative très simple : soit elle refuse de changer, auquel cas elle ne pourra jamais vous battre sur le plan militaire, soit elle accepte la nécessité d’évoluer, d’adopter de nouvelles armes, de nouvelles technologies. Ensuite, elle s’avisera qu’il lui faudra aussi modifier ses croyances. Dès lors, vous aurez gagné, Cayleb, car votre véritable ennemi se sera suicidé.
— Cela paraît si facile, à vous entendre, fit remarquer Cayleb avec un sourire grimaçant.
— Non, répliqua l’archevêque, s’attirant le regard du roi. Pas « facile », Cayleb. « Simple », c’est tout.
— Tout à fait, dit Merlin. Il y a bien longtemps, sur la Vieille Terre, bien avant que personne ait jamais rêvé de voyages dans l’espace ou soupçonné que nous y attendait une menace telle que celle des Gbabas, un philosophe militaire a dit que, dans la guerre, tout était simple… mais que la chose la plus simple était difficile.
— C’est vrai ? (Le sourire de Cayleb s’atténua quelque peu.) Voilà qui est intéressant. Mon père m’a dit plus d’une fois la même chose, presque dans les mêmes termes. L’aurait-il lu dans l’un des livres de saint Zherneau ?
— J’en doute. Votre père était l’un des hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés, Cayleb. Je crois qu’il n’avait nul besoin de Clausewitz pour nourrir sa réflexion.
— D’accord, admit Cayleb au bout de quelques instants. Je vois ce que vous voulez dire. Au seul titre de roi de Charis, cela ne m’enthousiasme guère, mais je comprends votre raisonnement et ce qui le motive. Cependant, si les frères zhernois initiés savent déjà comment et pourquoi nous en sommes arrivés là, ne pouvons-nous pas au moins leur faire part de certaines de vos connaissances ?
— À ceux qui connaissent l’existence du journal de saint Zherneau, oui. Que l’Inquisition n’ait pas encore réduit Charis en cendres prouve d’une manière assez convaincante qu’ils savent garder un secret. À vrai dire, je leur demanderais bien de mettre en place de nouvelles cachettes pour leurs livres et documents, dans l’éventualité où l’Église aurait de la chance. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, mais je crois que cela vaut la peine d’y réfléchir.
» Le problème, dès que l’on sort de ces « initiés » dont vous parliez, qui ont jusqu’à ce jour réussi à protéger leur secret, c’est que chaque personne ajoutée à ce cercle constitue un nouveau risque. Quoi que nous en pensions, nous ne pouvons pas savoir comment quelqu’un réagira à la vérité. Il suffirait d’une seule dénonciation auprès de l’Inquisition pour infliger à toute notre entreprise des dégâts considérables, et peut-être même irréversibles.
— Soit, je vous l’accorde. (Cayleb pencha la tête sur le côté et se mit à réfléchir en se grattant le bout du nez.) En même temps, il faudra bien finir par laisser la vérité se répandre. Je comprends ce qui vous pousse à la prudence, mais vous seriez surpris de la façon dont certains Charisiens résisteraient à ce choc. Beaucoup se montreraient même plus utiles et plus productifs s’ils étaient forts d’un peu plus de vos connaissances. Je pense à des gens comme Haut-Fond, peut-être Howsmyn. Et, bien sûr, le docteur Mahklyn.
Merlin hocha lentement la tête en se remémorant la conversation qu’il avait eue avec Cayleb la nuit de l’incendie du Collège royal.
— Vous avez raison. Et vous êtes le roi de Charis. C’est votre royaume, votre peuple. Vous êtes responsable de leur sécurité. J’ai moi aussi une mission, qui dépasse la survie de Charis, mais vous avez également la vôtre.
— Je suis le roi, certes, mais je ne suis pas assez arrogant pour me croire infaillible. Sinon, je n’aurais pas reçu tant de corrections quand j’étais petit. (Il pouffa de rire, puis recouvra son sérieux.) Heureusement, d’autres habitants de Charis n’ont plus à prouver la qualité de leur jugement en ce qui concerne non seulement la protection d’un secret, mais aussi sa divulgation.
— Vous pensez aux frères zhernois, lança Staynair.
— Tout à fait, Maikel. J’ai une proposition à faire à votre communauté, à vous et à Merlin. Le moment est venu, me semble-t-il, de mettre en place un processus d’identification et d’approbation des candidats susceptibles d’être admis au sein du cercle des initiés. Peut-être devrions-nous nous inspirer du modèle établi par saint Zherneau et définir deux cercles : l’un restreint et l’autre plus étendu. Je ne sais pas… Ce que je sais, c’est qu’il faut nous mettre d’accord sur des procédures qui me permettront de faire appel, pour de telles décisions, au jugement collectif des frères, tout comme je me réfère à l’avis du Conseil ou du Parlement pour d’autres problèmes. À la différence que, dans le cas qui nous occupe, je m’engagerai à respecter la recommandation de la majorité de ce possible « Conseil de Saint-Zherneau ».
— Il pourrait arriver que vous n’ayez le temps de consulter personne, fit remarquer Merlin. Par exemple, je n’ai eu d’autre choix que de vous présenter une partie de la vérité cette fameuse nuit où j’ai transmis un message à votre père.
— Aucun système n’est parfait, Merlin. Nous en sommes tous réduits à faire de notre mieux. Au-delà, nous n’avons plus qu’à nous en remettre à Dieu.
Merlin examina le jeune souverain d’un air songeur.
— Quoi ? fit Cayleb.
— Je suis… content, c’est tout.
— De quoi ?
— Eh bien, l’une de mes interrogations – et de mes inquiétudes – concerne la façon dont réagira cette planète quand ses habitants découvriront que l’Église de Dieu du Jour Espéré n’est rien d’autre qu’une supercherie fondée sur un incroyable mensonge.
— Vous craignez que, apprenant que l’Église est un mensonge, ils commencent à douter de Dieu Lui-même, compléta Staynair à voix basse.
— Exactement, Votre Excellence. (Merlin se tourna vers l’archevêque.) Quelqu’un d’élevé selon la théologie imaginée par Langhorne aura peut-être du mal à le croire, mais beaucoup d’habitants de la Vieille Terre – des gens très bien, vertueux et charitables – rejetaient l’existence de Dieu pour de nombreuses raisons qu’ils jugeaient convaincantes. Du point de vue de l’Église, c’est l’inconvénient qu’il y a à encourager la liberté de conscience et de pensée que vous proclamez en Charis. À bien des égards, nier l’existence de Dieu serait du reste une réaction des plus logiques à la vérité, une fois qu’elle aura éclaté. En effet, elle démontrera de façon indiscutable aux Sanctuariens qu’il est tout à fait possible de détourner une religion pour créer la tyrannie la plus dévastatrice de l’univers.
— C’est un problème auquel nous réfléchissons depuis des siècles à Saint-Zherneau, dit Staynair avec un geste éloquent des épaules. Certains de nos frères s’en inquiètent beaucoup, pour être honnête. Quant à moi, je n’ai aucune crainte à ce sujet.
— J’envie la profondeur de votre foi, Votre Excellence.
— Ce n’est pas une question de foi, mais de logique. (Merlin haussa les sourcils et Staynair partit d’un rire discret.) Mais si, bien sûr ! Écoutez, Merlin : soit Dieu existe, soit Il n’existe pas. C’est là l’alternative. S’il existe, comme nous en sommes tous les trois persuadés, je le crois, tout ce qui encourage la vérité ne peut que tendre à prouver Son existence. De toute façon, s’il existe, il ne peut rien se produire qu’il n’ait décidé, et ce même si – pour une raison qui me dépasserait – Il décidait de faire en sorte que l’humanité se retourne contre Lui, du moins pour un temps.
— Et s’il n’existe pas ?
— Dans ce cas, Il n’existe pas, un point c’est tout. Mais alors, rien de tout cela n’aurait d’importance, si ?
Merlin cligna des yeux. Staynair éclata de rire.
— Je ne doute pas une seconde de la réponse à cette interrogation, Merlin. Toutefois, comme je crois vous l’avoir déjà dit, les hommes ont le droit de refuser de croire. C’est à cette seule condition que leur foi sera vraiment sincère. Or, s’il se trouve que je me suis trompé toute ma vie, qu’aurai-je perdu ? J’aurai fait mon possible pour vivre honnêtement, en aimant mon prochain, en le servant du mieux que j’aurai pu. Au soir de ma vie, si Dieu n’existe pas, je pourrai fermer les yeux et m’endormir sereinement. En quoi cela serait-il si terrible ou si terrifiant ? Je ne crains pas de tomber dans l’oubli, Merlin. J’espère seulement, et je le crois, qu’il y a autre chose.
— Votre Excellence, j’ignore ce qu’il en est du reste de Sanctuaire, mais je commence à vous croire doué d’une perspicacité presque inquiétante. Vous me rappelez un vieux dicton de la Terre. Je crois que vous en avez une variante sur Sanctuaire : « Au royaume des aveugles, le borgne est roi. »
— Oui, c’est un cliché qui fait partie de notre langage courant, en effet. Nous connaissons même son corollaire : « Le borgne est roi… tant que les aveugles ne l’ont pas tué. » (L’archevêque afficha un sourire énigmatique.) Cela permet de voir les choses sous un nouvel angle, non ?